Le message du chanteur rwandais Kizito Mihigo doit être entendu 4 maart 2020

Opinie, origineel gepubliceerd op www.lalibre.be.



Une opinion de Johan Swinnen, ancien ambassadeur de Belgique à Kigali (1990-94).

La mort du chanteur gospel rwandais Kizito Mihigo nous rappelle à quel point l’injustice et le non-respect des droits humains sont toujours légion au Rwanda.

Pour les medias belges, à quelques rares exceptions près, la mort du chanteur gospel rwandais Kizito Mihigo n’est décidément pas digne de mention et encore moins de commentaires ou de sympathie. Quant aux réactions du monde politique belge, on les attend encore.

Kizito, un Tutsi catholique qui a survécu au génocide contre les Tutsis, où il a perdu certains de ses proches, dont son père, nous est connu comme auteur et interprète de plus de 300 chansons d’inspiration religieuse. Sa popularité était énorme. Le président Kagame le tenait en haute estime ; il lui avait même octroyé une bourse pour parachever sa formation musicale aux observatoires de Bruxelles et de Paris.

En 2014, dans une chanson d’une beauté émouvante, Kizito s’évertuait à attirer également l’attention sur les souffrances vécues par les Hutus : "Le génocide m’a rendu orphelin. Mais cela ne devrait pas me faire oublier ce que les autres ont enduré ; ils sont victimes d’une haine qui n’a pas été qualifiée de génocide. Ces frères et sœurs sont également des êtres humains. Je prie pour eux, je les soutiens, je pense à eux." (traduit du kinyarwanda)

Suicide ou assassinat ?

Ce type de réflexions n’avaient pas leur place dans l’histoire officielle du Rwanda. Celle-ci ne souffre aucune contestation, elle écarte même les interrogations les plus légitimes. Toute question risque d’être disqualifiée d’emblée pour négationnisme ou révisionnisme supposés. Comme si cela ne suffisait pas, Kizito était soupçonné d’avoir fomenté des plans subversifs avec l’opposition extérieure armée. Il fut condamné à 10 ans de prison mais a pu bénéficier de la grâce présidentielle après quelques années de détention. La mesure était assortie d’une interdiction de voyage international.

Il y a trois semaines, il a été arrêté à quelques kilomètres de la frontière. On l’accusait d’avoir voulu fuir au Burundi, afin d’y rejoindre l’opposition armée. Certaines conversations enregistrées laissent toutefois entendre qu’il était menacé de mort s’il ne se conformait pas strictement à la doctrine officielle du pouvoir en place. Quelques jours après sa nouvelle incarcération, le 17 février, il a été retrouvé mort dans sa cellule. Selon la version officielle, il se serait suicidé. Pour beaucoup, il ne fait cependant aucun doute qu’il a été assassiné. Même s’il s’agit d’un suicide, il n’est pas interdit de se demander pourquoi les autorités ne l’ont pas protégé de cet acte de désespoir… La confrontation avec la dépouille a été refusée à la famille alors que le corps montrait des traces de torture.


© Flickr


Sous silence

Que je privilégie l’une ou l’autre version n’a aucune importance.

J’ose cependant m’indigner de l’injustice qui lui a été faite auparavant. Kizito n’est pas le premier Rwandais à être arrêté ou à vivre des choses plus graves encore parce qu’il a prêché la réconciliation, fait preuve d’empathie pour toutes les victimes du génocide, est allé à la recherche de tous les responsables, bref s’est inscrit en faux contre la propagande et la militance à sens unique. Kizito avait déjà été liquidé politiquement et socialement avant de mourir physiquement en prison. La population est strictement contrôlée, la liberté d’expression est restreinte, l’opposition est intimidée, des dissidents sont tués.

Kizito n’est pas non plus le seul chanteur dont la carrière se termine prématurément. Un autre chanteur populaire, Ben Rutabana, également tutsi et ancien associé de Kagame, est porté disparu depuis des mois. Il est frappant de voir que de plus en plus de compagnons de combat du FPR et de Kagame tombent en disgrâce ou tournent le dos au régime, craignent pour leur sécurité et, dans le pire des cas, périssent tragiquement, au Rwanda ou à l’étranger.

Combien d’assassinats, de disparitions, de tortures, d’arrestations arbitraires, d’intimidations doivent encore se produire avant que la société rwandaise puisse s’inquiéter ouvertement ou avant que la communauté internationale, les Nations unies, le Commonwealth, les Européens, les Belges expriment des indignations explicites et légitimes à propos de graves violations des droits humains ?

Ce genre de choses se produisent ailleurs dans le monde. Généralement nous ne tardons pas à les condamner ou à les déplorer. Au cours des dernières années du régime de Juvénal Habyarimana, que j’ai vécues comme ambassadeur sur place, nous avons levé la voix fréquemment - à juste titre - pour dénoncer les dérives dangereuses et les extrémismes angoissants. Avec le Rwanda actuel, nous nous en tenons trop souvent à de prudentes remarques ou à un silence contraint. Nous préférons parler de la stabilité et de la sécurité du pays, des effets bénéfiques d’une gouvernance efficace et d’une éthique du travail disciplinée. De telles évaluations sont permises, voire même justifiées. Il existe en effet des signes visibles et indéniables de progrès économique et social. Mais on ne questionne pas la durabilité du modèle de développement rwandais et on semble oublier le respect des droits humains fondamentaux.

Un sursaut nécessaire

J’observe une certaine discrétion ou un manque de protestation dans les cercles politiques et dans certains médias. Je ne veux cependant pas exclure que la diplomatie soit à l’œuvre, sans mégaphones bruyants. Lors de la commémoration du décès de Kizito à Bruxelles, un appel fut lancé à une évaluation rigoureuse de la situation au Rwanda, lors du sommet du Commonwealth que Paul Kagame accueillera prochainement à Kigali.

J’ose croire que la mort de Kizito donnera le signal à un sursaut positif. Son message de paix et de justice, dénué de toute arrière-pensée ethnique, cherche à ouvrir la voie vers la vérité, vers l’apaisement et vers la réconciliation. Ce sont en effet les soucis qui résonnent constamment dans ses chansons.

Sa voix transcende l’antagonisme ethnique, régional, culturel et linguistique. Pour contrer la polarisation et la suspicion, le chanteur met en exergue le respect et le dialogue, qui permettent à tous les Rwandais sans distinction et avec patience de trouver leur place légitime, afin d’œuvrer ensemble et sans crainte au développement durable de la nation.

On peut espérer que le message de Kizito motive et inspire les Rwandais - Hutus, Tutsis et Twas - ainsi que les non-Rwandais à assumer l’Histoire et la mémoire d’une manière honnête et tolérante. C’est seulement ainsi que pourront être évités les écueils des pensées uniques et des vérités tronquées, et que pourra naître un nouvel élan sans crispations, sans faux-semblants, ni tabous ; c’est seulement ainsi que les notes critiques et les regards soucieux cesseront de provoquer la suspicion et l’hostilité implacables.

Ce cheminement des esprits ne manquera pas de susciter de l’intérêt et de la sympathie. Je le souhaite.

Titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction. Titre original : "De Kigali, pas de nouvelles ?"